Sur les 5 dernières années nous avons pu observer plus de 360 parties de jeux de société coopératifs dans le cadre de 🎲Jeu Coopère ! Grâce à ces observations, nous avons identifié à ce jour 24 ingrédients pour que la coopération fonctionne au sein d’un groupe.
Découvrez ici le deuxième de ces ingrédients “Élaborer et poursuivre une stratégie commune”, dans la catégorie “Le collectif : des personnes œuvrant dans un but commun et faisant partie d’une même équipe”.
Nous avons vu dans un article précédent qu’avoir un but ou une intention commune est un pré-requis pour que la coopération puisse fonctionner. Une fois cette intention clarifiée, un deuxième ingrédient pour bien coopérer est de savoir élaborer et poursuivre une stratégie commune. Une stratégie claire constitue un fil conducteur qui guide les actions de chaque membre de l'équipe et favorise coordination et allocation efficace des ressources (temps, énergies, compétences). C’est une fois posée la stratégie que chaque participant comprend son rôle et la manière dont il peut contribuer au succès collectif. Une stratégie bien définie facilite la prise de décisions et les espaces d’autonomie, d’initiatives. Une stratégie commune acceptée de tous minimise en outre les conflits et les malentendus. Après l’intention qui donne la direction à suivre, la stratégie est le socle sur lequel repose une coopération efficace, permettant à chacun d’oeuvrer ensemble avec clarté et harmonie vers cette intention commune.
Notre association organise et observe depuis des années de très nombreuses parties de jeux de société coopératifs. Lors de ces parties, on se rend facilement compte que la stratégie posée joue un rôle crucial qui influence significativement à la fois le déroulement du jeu, le comportement et le vécu des joueurs.
Lorsqu'une stratégie est clairement définie, elle offre aux participants un cadre pour prendre des décisions éclairées, elle leur permet de planifier leurs actions à court et à long terme.
Dans le jeu Pandémic par exemple, les joueurs doivent unir leurs forces pour stopper la propagation de maladies à travers le monde : c’est l’intention commune de départ pour ce jeu. Pour y arriver, de nombreuses stratégies différentes peuvent être mises en place par le groupe. Les joueurs sont ainsi confrontés à des décisions stratégiques clés fréquentes, telles que le choix des zones à aller traiter en priorité, la gestion des ressources limitées, la planification des prochains déplacements, les échanges de cartes entre joueurs. La capacité du groupe à se mettre d’accord sur une stratégie commune au départ mais aussi tout au long de la partie est une des clefs de la réussite à ce jeu. C’est grâce à cette stratégie collective que chaque joueur est en mesure de planifier ses prochains coups, avec l’assurance qu’ils seront en harmonie avec ceux des autres joueurs. Lorsque la stratégie n’est pas définie ou est mal définie, les coups des joueurs sont souvent contre-productifs : les choix des uns pénalisent ceux des autres, les rôles et compétences sont mal exploités, les énergies se dispersent, etc.
Au delà de la réussite ou non de l’équipe, on observe que la façon dont le groupe élabore sa stratégie va également influencer l’expérience de jeu, le vécu des joueurs.
Par exemple, sur le Jeu Pandémic toujours, il arrive qu’un joueur prenne l'ascendant sur l’élaboration de la stratégie à adopter par le groupe et influence les actions de tous les autres participants, voire dicte tous les coups à faire par les uns et les autres. Ce phénomène peut survenir pour plusieurs raisons, qu'il s'agisse de la bonne connaissance des règles et du jeu par ce joueur, de bonnes compétences stratégiques (certains joueurs réussissent à visualiser la partie plusieurs coups à l’avance) ou de sa personnalité. Lorsque cela arrive, on observe généralement que la stratégie est plus rapidement mise en place et les partie bien plus rapides. Toutefois, selon la personnalité du joueur et sa capacité à être ou non dans l’écoute des avis et idées des autres, on observe que les parties où cela se produit sont généralement très pauvres en interactions entre joueurs et créent de la passivité voire de l’agacement de la part des autres joueurs qui ont passé leur temps à exécuter des tâches dictées par quelqu’un d’autre.
Les débriefings que nous organisons en fin de partie révèlent généralement que les autres participants ne se sont alors pas sentis impliqués, engagés dans la partie, sauf dans certains cas particuliers. Le vécu des joueurs dans cette situation est influencé par leur personnalité mais aussi par leur maîtrise ou non du jeu. Si l’on se trouve dans une partie où l’un des joueurs connait très bien le jeu et tous les autres jouent pour la première fois, le groupe va en général plutôt bien vivre l’effet de prise de leadership total par ce joueur expert qui est vu comme le sachant qui va permettre à tous de monter en compétences et d’apprendre à bien jouer. Le leadership lui est naturellement conféré.
Par contre, si tous les joueurs autour de la table ont une expérience équivalente de ce jeu (qu’ils soient tous débutants ou tous experts), l’ascendant de l’un sur le reste du groupe en matière de stratégie est généralement mal vécu par le reste du groupe. Ce leadership est subi. Aussi étonnant que cela puisse paraître, il arrive fréquemment que le joueur “dictateur” ne se rende pas du tout compte de l’insatisfaction générée par son comportement auprès des autres joueurs.
Ces situations invitent à se questionner sur la façon dont sont établies les stratégies pour les projets d’entreprise.
Quelle place est donnée dans le projet aux avis du collectif sur la stratégie poursuivie ? Suis-je capable à titre individuel, quand je m’implique dans un projet, d’accepter que la stratégie retenue diffère de celle que j’aurais pensé être la plus appropriée ? Quel espace est-ce que je donne aux autre opinions, aux autres idées ? Aux interactions ? Si je suis en position de manager ou chef de projet, je peux également m’interroger sur ma pratique. Est-ce que je sollicite les avis des membres de mon équipe ? Est-ce que l’adhésion collective à la stratégie retenue a de l’importance pour moi ? Dans les systèmes pyramidaux on observe une tendance à concentrer les réflexions stratégiques sur les sommets de la pyramide. On peut souligner au moins deux effets délétères dans ces systèmes où la stratégie est pleinement descendante : “je sais ce que je veux et comment il faut le faire”:
- Premièrement cela fait perdre l’occasion de se nourrir des avis et de l’expérience des personnes souvent les plus éclairées sur les sujets car au contact du terrain et expérimentées. On ne bénéficie alors ni de l’intelligence collective du groupe, ni de la connaissance du sujet que peuvent avoir les membres du collectif.
- Deuxièmement, cela a pour conséquence de créer de la passivité voire un agacement au sein d’équipes qui se retrouvent à exécuter une stratégie à laquelle ils n’ont pas pu contribuer. Il s’en suit alors une moindre implication, un moindre engagement pour poursuivre l’intention commune. Comme cela est révélé dans les jeux de société, le vécu sera influencé par la personnalité du leader, des membres de l’équipe et aussi par le niveau d’expérience et de maîtrise du sujet de chacun.
Définir une stratégie, au delà des étapes à suivre, des rôles, c’est aussi se mettre d’accord collectivement sur nos attentes en terme de vécu durant cette expérience commune.
Est-ce qu’on veut vivre une expérience plutôt légère, amusante, ou une expérience challengeante, relever un défi ?
De nombreux jeux de société coopératifs proposent différents niveaux de difficulté. Dans Pandémic par exemple, la complexité du jeu va varier selon le nombre de cartes “Épidémies” glissées dans la pioche en début de partie. Une expérience collective satisfaisante commence par se mettre d’accord sur ce qu’on a envie de vivre.
Si cela est assez naturel et évident devant un jeu de société, où on se pose en général la question du niveau de difficulté avant de commencer de jouer, c’est malheureusement un élément rarement posé explicitement dans la vraie vie en début de projet. On se retrouve alors avec les membres d’une équipe qui poursuivent globalement la même intention, avec un déroulé semblant clair, mais avec des attentes très différentes et finalement une stratégie non partagée collectivement. Certains vont par exemple vouloir des résultats rapides et impactants et mettre beaucoup d’énergie pour que la tâche soit menée rapidement à bien alors que d’autres vont privilégier les temps d’échanges ou l’expérimentation de nouvelles techniques quitte à aller moins vite : ces différences implicites de stratégies créent très vite incompréhensions, tensions et conflits au sein des collectifs.
C’est assez caractéristique par exemple pour un groupe d’amis qui déciderait de partir ensemble en vacances. De très nombreux conflits vont émerger durant ce séjour si les attendus de ce chacun veut y vivre n’ont pas été explicités au préalable : veut-on un rythme de vie tranquille et des grasses matinées ? Ou plutôt de nombreuses activités et visites ? Un logement propre et rangé en permanence quitte à passer du temps à gérer cet aspect là au quotidien? Ou plutôt un temps passé à faire d’autres choses quitte à ce que la poussière et la vaisselle s’accumulent ? Une ambiance festive et animée ou plutôt tranquille et reposante ? Se partager les attentes individuelles est finalement la première étape indispensable pour élaborer une stratégie commune.
Poursuivre une stratégie collective de façon efficace, c’est également réussir à garder une position méta sur la situation et adapter les choix en conséquence.
Dans une partie de jeu de société par exemple, c’est avoir un regard sur les différents éléments de jeu, être adaptable, tout en gardant en tête les conditions de victoire ou de perte de la partie. Il arrive très souvent que la stratégie du groupe s’avère gagnante parce qu’un des joueurs a su rappeler à tous au bon moment l’objectif du jeu, qui peut parfois être perdu de vue au cœur de l’action. Dans Pandémic par exemple, il faut surveiller plusieurs curseurs de jeu qui sont autant de risques de perdre la partie : plus aucune carte dans la pioche, trop d’éclosions, tous les cubes d’une maladie sont mis sur le plateau, etc. C’est la vigilance collective des joueurs sur ces différents curseurs qui permet au groupe de réajuster la stratégie pour l’adapter à la situation la plus à risque à l’instant T. Les équipes victorieuses sont souvent celles qui se sont avérées capables de la plus grande adaptation, avec une forte implication de chacun des membres du groupe : chacun a pris sa part de responsabilité et a transmis en temps voulu des informations clefs au reste du collectif, collectif capable de les entendre et d’en tenir compte.
La situation idéale pour une bonne coopération
- Une stratégie explicitée, co-construite, tenant compte des attentes des membres en terme de vécu
- Une stratégie harmonieuse, où les actions des uns sont en adéquation et coordonnées avec celles des autres
- Une stratégie évolutive, capable de s’adapter aux aléas et aux informations transmises par chacun